... MAIS ELLE PERDURE, LA FOLIE

photographie: mat jacob

samedi 24 août 2013

d'en face


 Et c'est alors que, continuant de regarder distraitement tous ces téléviseurs allumés aux fenêtres de l'immeuble d'en face, je fus frappé par la présence d'un téléviseur allumé tout seul dans un salon désert, nulle présence humaine ne se laissait deviner près de lui dans la pièce, un téléviseur fantôme, en quelque sorte, qui diffusait des images dans le vide d'un salon sordide au quatrième étage de l'immeuble d'en face, avec un vieux canapé gris qui se devinait dans la pénombre de la pièce. Le téléviseur diffusait la même série américaine que celle que nous regardions nous-mêmes chez les Schweinfurth, de sorte que, debout à la fenêtre du salon, l'image et le son de la série américaine me parvenaient simultanément, quoique par des canaux distincts, quasiment stéréophoniques, j'avais l'image devant moi, toute petite et lointaine, sur le gros écran bombé de ce téléviseur allumé au quatrième étage de l'immeuble d'en face, et le son dans mon dos, qui résonnait dans le salon des Schweinfurth. Lorsque, finalement, je déplaçai mon regard vers une autre fenêtre, le son ne changea pas derrière moi., c'était toujours les mêmes voix de doublage en allemand de la série américaine que nous regardions qui me parvenaient (c'est monsieur Schweinfurth qui avait la télécommande, et je n'avais nullement l'intention d'aller lui disputer son sceptre), mais à ce son imposé je pouvais ajouter les images de mon choix et me composer le programme que je voulais, je n'avais qu'à laisser glisser mon regard de fenêtre en fenêtre pour changer de chaîne, m'arrêtant un instant sur tel ou tel programme, telle série ou tel film. La vue et l'ouïe ainsi écartelées entre des programmes des plus contradictoires, je continuais de changer de chaîne au hasard des fenêtres de l'immeuble d'en face, un peu machinalement, passant d'un écran à un autre d'un simple déplacement des pupilles le long de la façade, et je songeais que c'étais pourtant comme ça que la télévision nous présentait quotidiennement le monde: fallacieusement, en nous privant, pour l'apprécier, de trois des cinq sens dont nous nous servions d'ordinaire pour l'appréhender à sa juste valeur.

in La Télévision (éditions de minuit) Jean-Philippe Toussaint, pp.168/170

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