... MAIS ELLE PERDURE, LA FOLIE

photographie: mat jacob

lundi 21 mai 2018

Sanctuaire(s)

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 L'hystérie des personnages beckettiens est intimement liée au lieu et à un imaginaire de l'espace. cette topologie hystérique fait l'objet de nombreuses notations dans les textes, ainsi que la disposition du ou des corps à l'intérieur de ce "site" matriciel. Dès Eleutheria Beckett s'intéresse explicitement davantage au dispositif, qu'il nomme "site", qu'à l'action, reléguée au deuxième plan: " Cette pièce comporte, aux deux premiers actes, une mise en scène juxtaposée de deux endroits distincts et, partant, deux actions simultanées, action principale et action marginale [...] à vrai dire, moins une action qu'un site, souvent vide ", peut-on lire au tout début des actions scéniques qui ouvrent le texte. Pas surprenant donc, si Monsieur Endon, le malade mental à qui Watt dispute sa fameuse partie d'échec, renvoie, du fait de l'étymologie grecque de son patronyme, à un "en-dedans".
 Ces "en-dedans" sont comparables à "l'intérieur" d'un "crâne". Ce sont des "caveaux", métaphore privilégiée de la tête depuis le "Spleen" de Baudelaire. L'espace qu'habite le narrateur de Malone meurt n'est rien de plus qu'un "réduit" où "il y a une sorte de nuit et de jour". Il "vrombit" à intevalles réguliers, tandis que "le plafond s'approche, s'éloigne, en cadence, comme lorsqu'il était foetus". L'innommable, qui a passé toute son existence sur une "île" se trouve engoncé dans une jarre, à la fois prison et protection, comme plus tard les trois acteurs de Comédie. Il ne connaît qu'elle. Les formes circulaires dominent dans son imaginaire. Sa maison donne "de plain-pied sur l'arène" où il "parachève ses girations". Quand il dort, c'est bien sûr dans un "petit lit à baldaquin", un "berceau". Il est "tantôt dans une tête, tantôt dans un ventre". Comme dans nos rêves, les espaces, poreux, se métamorphosent par contiguïté. Une chambre devient une jarre qui devient une tête qui devient un ventre. Ces contenants (chambre, bagages, véhicules, villes) fonctionnent comme des symboles de l'utérus que Beckett avait repéré chez Otto Rank. L'écrivain sature les premières pages de Molloy et de Malone meurt de ces symboles, à tel point qu'il est difficile de décider si la voix narrative, à l'instar de celle entendue par Watt, est tout à fait "sérieuse" ou pas: "Je vis dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j'y suis arrivé. Dans une ambulance, peut-être, un véhicule quelconque certainement." Plus tard, dans les textes abstraits et minimalistes des années soixante, ces espaces, cartographiés avec précision, vont se géométriser, pour devenir des arènes, des rotondes ou des cylindres, à l'image du "cylindre surbaissé" du Dépeupleur avec ses "niches" et ses "alvéoles". Ainsi, s'explique également la fascination de Beckett pour les cagibis, les pièces fermées, et autres "petit(s) sanctuaire(s)" dans lequel il place ses personnages dans ses pièces télévisées, le poste de télévision n'étant qu'un prolongement idéal de ces contenants divers.
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in Samuel Beckett et la passion maternelle ou l'hystérie à l'oeuvre, pp.79/80, Pascale Sardin, Presses universitaires de Bordeaux

NB: Jadis, Sardin fut ma prof de Littérature anglophone à Bordeaux III. Elle était une jeune enseignante, et moi, un étudiant déjà - presque - trop vieux. Je la trouvais admirable -j'avais un béguin, sûr- mais à la découverte, quelques années plus tard, de ce court et roboratif essai sur Beckett - que, hasard, j'étudiais en Littérature francophone à la même époque - je compris que ce béguin avait tout à voir avec le talent: elle était une remarquable autrice...

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