... MAIS ELLE PERDURE, LA FOLIE

photographie: mat jacob

samedi 19 août 2017

Elsa

  Un jour, peu avant de partir, K. fut appelé au téléphone et invité à se rendre au parquet sur-le-champ. On le mettait soigneusement en garde contre la tentation de ne pas obéir. Les réflexions inouïes auxquelles il se livrait, disant que les interrogatoires étaient inutiles, n'avaient pas de résultat et n'en pouvaient avoir, qu'il ne s'y rendrait plus, qu'il ne tiendrait plus compte d'aucune convocation par lettre ou téléphone et qu'il jetterait les messagers à la porte, tout cela avait déjà été enregistré et lui avait déjà beaucoup nui. Pourquoi cette indocilité ? Ne s'évertuait-on pas à régler son affaire, une affaire si compliquée, sans jamais regarder au temps, à la dépense ? Voulait-il contrarier ce travail de gaieté de coeur et provoquer les mesures violentes qu'on lui avaient épargnées jusqu'ici ? La convocation de ce jour représentait une dernière tentative. Qu'il en fît sa tête, mais qu'il réfléchît bien que la haute justice ne pouvait entendre raillerie.
  [Or,] K. avait promis à Elsa de lui rendre visite ce soir-là et, ne fût-ce que pour cette raison, ne pouvait se rendre au tribunal; il fut heureux de pouvoir se justifier ainsi de ne pas y aller, encore que cette justification ne dût jamais trouver son emploi, et qu'il se fût sans doute également abstenu [de se rendre au tribunal] même s'il n'avait pas eu la moindre obligation. Quoi qu'il en soit, fort de son droit, il demanda au téléphone ce qui se produirait s'il ne venait pas. " On saura vous trouver, lui fut-il répondu. - Et serai-je puni de n'être pas venu de mon plein gré ? demanda-t-il en souriant, curieux de ce qu'il allait entendre. - Non, lui dit-on. - Parfait, dit K., mais quelle raison aurais-je d'obéir à la convocation d'aujourd'hui ? - On n'aime pas en général provoquer les mesures violentes de la justice" dit la voix qui devint plus faible et s'éteignit. "Il est très imprudent au contraire de ne pas le faire, pensa K. tout en s'en allant, il faut essayer de savoir [par expérience] ce que sont ces mesures violentes."
  Il se rendit chez Elsa sans une hésitation. Confortablement rencogné dans la voiture, les mains dans les poches de son manteau - il regardait la rue s'agiter à ses pieds. Ce n'était pas sans satisfaction, qu'il se disait que le tribunal, s'il était vraiment en fonction, [se trouvait] en ce moment [à cause de lui dans] de sérieuses difficultés. Il n'avait pas dit clairement s'il viendrait ou ne viendrait pas.; le juge l'attendait donc, et peut-être toute une foule; le seul K. ne paraîtrait pas, pour la déception de la galerie. Sans se soucier de la justice il se rendait où il voulait. Il se demanda un moment s'il n'avait pas par distraction donné l'adresse du tribunal à son cocher et lui lança bruyamment celle d'Elsa; le cocher approuva de la tête: c'était bien ce qu'on lui avait dit. A partir de ce moment-là K. cessa petit à petit de penser au tribunal, et l'idée de la banque se mit comme autrefois à l'accaparer tout entier.


extrait du Procès  in chapitres inachevés pp.288/289 Folio/Gallimard, traduction Alexandre Vialatte

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