... MAIS ELLE PERDURE, LA FOLIE

photographie: mat jacob

vendredi 29 mai 2015

Je suis la rêverie...

   Holly Beach. Et toujours personne. L'hélico a brûlé toute la nuit sur le front de mer.
   Je m'appelle - minia zavout - Jaume Roiq Stevens.
   C'est mon nom depuis trente-six ans qualque chose comme ça. Je sais très bien ce qui s'est passé. J'ai eu des conversations en vol à un moment critique, c'était hier. J'ai également eu une conversation avec un homme mort à Tampa, c'était avant-hier. Il s'appelait - ievo zvali - Rudy John Chupco. Je l'ai ressuscité pour mes besoins personnels (besoin de compagnie) à partir de sa carte d'identité.
    Plus tard, je me suis retrouvé dans un hélico dégringolant avec moi-même en garçon de dix ans, je me suis reconnu, et j'ai parlé à une FAILLE DE SOI. C'était hier.
    Normalement, tout ça n'est pas très sain, j'en suis bien conscient. C'est-à-dire que normalement, tout ça ne serait pas très sain. Si les circonstances étaient normales je serai moi le premier à trouver ça louche. Mais là, au point où j'en suis, avec la Floride fondue sur les deux côtes, toujours personne à Holly Beach et personne depuis Tampa, je crois sincèrement que je peux avoir des petites conversations sans m'alarmer.
    On dirait juste que j'ai explosé avec le Silkorsky. C'est pas grave.
    Que ma peur s'appelle Lawson, c'était inévitable. Lincoln de son prénom, j'ai été soufflé. Mais c'est pas grave.
    J'ai besoin de compagnie.
    Il est sain pour moi d'avoir des échanges.
    Je vais simplement prendre un peu de distance, je vais écrire tout ce que fait Jaume Roiq Stevens, je vais l'écrire. Il a fait ci, il a fait ça. Comme si je me voyais de loin. Il s'est trempé les mains dans l'eau putride pour nettoyer la suie d'une nuit passée à regarder le golfe du Mexique à travers la nappe de fumée noire d'un Sikorsky en flammes. Il apensé ceci, cela, sa barbe a repoussé, il n'est guère soigneux, il a des conversations avec untel, untel et untel. Si c'est Lawson, je le noterai. Scrupuleusement. Tout ce que je peux. Quel que soit leur nom. Comme ça, si un doute me prend au sujet de ma santé mentale, je n'ai qu'à ouvrir mon journal et là je vois tout de suite s'il est sain d'esprit le Jaume chose là. On voit tout de suite ce genre de truc quand on a un peu de distance.Ma survie dépend de ma capacité de réaction et de la souplesse de ma cohérence interne. Si ma cohérence interne doit passer par des failes externes, elle y passera. Je veux dire, si elle ne peut pas s'en passer, ça lui passera. Mieux vaut s'externiser que s'interner quand ça se présente.
    Je suis en train de faire face, je le sens, à une situation exceptionnelle. J'ai été entraîné à m'adapter à des situations extrêmes, vite. J'ai été entraîné à répondre à des questions, à réparer toutes sortes de fuites, à réagir avec sang-froid, à réfléchir, vite. Je connais par coeur les bonnes solutions à une foule de problèmes connus, j'ai tout appris, rien perdu de ce côté-là mais je me souviens aussi qu'il faut parfois inventer des solutions. Mettre en place des mesures d'urgence, parer au plus pressé.
    Le journal de bord personnel de Jaume Roiq Stevens, que j'écris moi-même, Jaume Roiq Stevens, est une de ces mesures d'urgence. Je dois me doubler. S'il faut me tripler, je me triplerai.
    Nécessairement, il va devoir en inventer d'autres. - Jaume Roiq Stevens -


© Elisabeth Carecchio


extrait de Le Dernier Monde pp.99/101, Folio/Gallimard, Céline Minard


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