... MAIS ELLE PERDURE, LA FOLIE

photographie: mat jacob

mercredi 28 janvier 2015

les mots sont partout

(...), qu'est-ce qu'ils veulent, que je sois ceci, que je sois cela, que je crie, que je bouge, que je sorte d'ici, que je naisse, que je meure, que j'écoute, que j'écoute, ce n'est pas assez, que je comprenne, j'essaie, je ne peux pas, je n'essaie pas, je ne peux pas essayer, j'en ai assez, le pauvre, eux aussi, qu'ils disent ce qu'ils veulent, qu'ils me donnent quelque chose à faire, quelque chose de faisable, pour moi, les pauvres, ils ne peuvent pas, ils ne savent pas, ils me resssemblent, de plus en plus, plus besoin d'eux, plus besoin de personne, personne n'y peut rien, c'est moi qui parle, inutile de se raconter des histoires, dans la soif, dans la faim, dans la glace, dans la fournaise, on ne sent rien, que c'est curieux, on ne sent pas une bouche, on ne sent plus la bouche, pas besoin d'une bouche, les mots sont partout, dans moi, hors moi, ça alors, tout à l'heure je n'avais pas d'épaisseur, je les entends, pas besoin de les entendre, pas besoin d'une tête, impossible de les arrêter, impossible de s'arrêter, je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des autres, quels autres, l'endroit aussi, l'air aussi, les murs, le sol, le plafond, des mots, tout l'univers est ici, avec moi, je suis l'air, les murs, l'emmuré, tout cède, s'ouvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, s'unissant, se séparant, où que j'aille je me retrouve, m'abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu'une parcelle de moi, reprise, perdue, manquée, des mots, je suis tous ces mots, tous ces étrangers, cette poussière de verbe, sans fond où se poser, sans ciel où se dissiper, se rencontrant pour dire, se fuyant pour dire, que je les suis tous, ceux qui s'unissent, ceux qui se quittent, ceux qui s'ignorent, et pas autre chose, si, tout autre chose, que je suis tout autre chose, une chose muette, dans un endroit dur, vide, clos, sec, net, noir, où rien ne bouge, rien ne parle, et que j'écoute, et que j'entends, et que je cherche, comme une bête née en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage et mortes en cage nées et mortes en cage de bêtes nées en cage mortes en cage nées et mortes nées et mortes en cage en cage nées et puis mortes nées et puis mortes, comme une bête dis-je, disent-ils, une telle bête, que je cherche, comme une telle bête, avec mes propres moyens, une telle bête, n'ayant plus de son espèce que la peur, la rage, non, la rage est terminée, que la peur, plus rien de tout ce qui lui revenait que la peur, centuplée, la peur de l'ombre, non, elle est aveugle, elle est née aveugle, du bruit, si l'on veut, il le faut, il faut quelque chose, c'est dommage, c'est comme ça, peur du bruit, peur des bruits, bruits des bêtes, bruits des hommes, bruits du jour et de la nuit, ça suffit, peur des bruits, tous les bruits, plus ou moins, plus ou moins peur, tous les bruits, il n'y en a qu'un, qu'un seul, continu, jour et nuit, qu'est-ce que c'est, c'est des pas qui vont et viennent, c'est des voix qui parlent un moment, c'est des corps se frayant un chemin, c'est l'air, c'est les choses, c'est l'air parmi les choses, ça suffit, que je cherche, comme elle, non, pas comme elle, comme moi, à ma façon, que dis-je, à ma manière, que je cherche, qu'est-ce que je cherche maintenant, ce que je cherche, je cherche ce que c'est, ça doit être ça, ça ne peut être que ça, ce que c'est, ce que ça peut être, ce que ça peut bien être, quoi, ce que je cherche, non, ce que j'entends, ça me revient, tout me revient, je cherche, j'entends dire que je cherche ce que ça peut bien être, ce que j'entends, ça me revient, d'où ça peut bien venir, jusqu'à moi, puisque ici tout se tait, (...)

in L'Innommable, Samuel Beckett, Minuit/Double (pp 165/167)


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