... MAIS ELLE PERDURE, LA FOLIE

photographie: mat jacob

mardi 26 novembre 2013

Loulou...

   Tout comédien nourrit une animosité naturelle envers les autres comédiens, présents ou absents, morts ou vivants. A Hollywood, la plupart des metteurs en scène ne l'admettaient pas; ils ne comprenaient pas davantage pourquoi le comédien était tenté de réprimer un profond attachement au directeur du plateau qu'ils estimaient essentiel vu la prépondérance de leur situation. Quand je suis allée tourner La Boîte de Pandore à Berlin, quelle exquise délivrance ce fut pour moi, quelle révélation sur l'art de diriger que la perspicacité de Pabst en action. Il encourageait réellement cette disposition des comédiens à se détester et à s'éviter mutuellement, préservant de la sorte leur énergie pour la caméra; et lorsqu'ils ne tournaient pas, sa vanité ne les contraignait pas à se redresser et à aboyer à son passage. Le comportement de Fritz Kortner reflétait parfaitement la façon dont Pabst manipulait les vrais sentiments d'un acteur afin d'ajouter du souffle et de la puissance à son jeu. Kortner me haïssait. Après chacune de nos scènes il bondissait hors du plateau et se retirait dans sa loge. Arborant son sourire le plus suave, Pabst lui-même allait l'y cajoler pour le ramener sur scène à la séquence suivante. Dans le rôle du Dr Schön, Kortner éprouvait pour moi ( ou pour mon personnage) des sentiments mêlant une passion sexuelle au désir, tout aussi impérieux, de me détruire. Une scène lui offrit l'occasion de me malmener avec tant de vigueur  que j'eus les bras truffés d'une dizaine de bleus. Pabst et lui furent enchantés de ce réalisme parce que les sentiments de Pabst, comme ceux de Kortner, ressemblaient assez à ceux de Schön pour Loulou.
    Je crois que dans les deux films qu'il m'a fait tourner - La Boîte de Pandore et Le Journal d'une fille perdue - Pabst se livrait à une enquête sur ses propres rapports avec les femmes, le but étant de juguler toute passion susceptible d'empiéter sur celle qu'il éprouverait pour son travail. Le sexe ne le troublait guère: il le rejetait comme un mythe débilitant. En revanche, la haine charnelle embrassait tout son être de sa réalité.





in Loulou à Hollywood (Taillandier/collection Texto) pp 144/145, Louise Brooks, traduction René Brest

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