L’alcool à la coule
Laurent Lèguevaque: ancien juge, écrivain et scénariste, il revendique un alcoolisme libérateur, créatif et éducatif.
Il ne faut craindre ni dieu ni diable, pour intituler un spirituel libelle : Lettre à mon fils lui expliquant les excellentes raisons qu’il aura de boire. Leveur de coude, Laurent Lèguevaque ne se cache pas derrière son petit doigt, qu’à l’inverse des sirupeuses tombées dans la théière de leurs bonnes manières, il garde replié. Passé 10 heures du matin, ce Rabelais assumé verse dans l’alcool et s’en trouve bien. Il répète souvent: «Boire me réussit.» Juge d’instruction défroqué, il enseigne désormais le droit à l’université et surtout il enchaîne romans, essais et scénarios. Il y injecte un gai savoir, une verve allègre, et des convictions libertaires qui, parfois, mettent leurs plus belles robes pour aller au bal des idées se dévoyer avec les anars de droite.
Laurent Lèguevaque a deux fils adolescents. Et c’est à l’aîné, 16 ans, qu’il destine cette leçon de vie qui est aussi un portrait de l’artiste en pilleur de comptoirs et en pilier des ouvroirs de littérature. Il justifie ainsi cette adresse transgressive, perturbant une époque où les papas se font plus de tracas que d’œufs au plat : «Pour moi, éduquer, c’est apprendre la liberté. Apprendre aux enfants à décider de leurs actes. Et donc de leurs ivresses.» Lèguevaque a la paternité réflexive et ludique. Distanciée, aussi. Il s’amuse de voir comment les rituels apéritifs unissent adultes soiffards et enfants picoreurs dans une même humeur sautillante et immature. Il raconte aussi comment il se garde bien d’accourir à la moindre sollicitation. Adepte de la responsabilisation, il dit : «Je ne suis pas un papa-hélicoptère, qui volerait au secours de ses enfants à la première sonnerie de portable. Je leur réponds : "J’entends bien que tu as un problème, mais en quoi est-ce le mien ?"» Ce qui ne l’empêche pas d’avouer : «L’affection est le meilleur outil éducatif» et «la paternité est sans doute mon vrai métier». Ou d’apprécier la façon qu’ont «les garçons de témoigner leur affection sans ostentation» à l’occasion du don d’un DVD tout à fait adéquat, mais justifié a minima d’un : «Je te l’ai pris parce que c’était en promo à 3,5 euros.»
Le jeune destinataire a refusé de lire l’adresse avant impression. Argument : «Pour une fois que c’est à moi qu’on écrit, je veux avoir entre les mains le produit fini.» Livre livré, le verdict est tombé, abrupt et concis : «C’est très convaincant.» Vite assorti-amorti d’un bémol : «Je ne veux pas arbitrer entre toi et les hygiénistes, quant à ton cas…» Preuve du discernement de la génération montante, pas dupe du plaidoyer pro domo ni des combats idéaux. Et Lèguevaque de fissurer son prosélytisme de façade d’un : «Cela ne me déplairait pas que, par esprit de contradiction, mon fils soit sobre.» Sans oublier de solliciter la mansuétude future via Villon et son incipit pendable : «Frères humains qui après nous vivez, N’ayez les cœurs contre nous endurcis». Devant un 50 centilitres de chardonnay qu’il descend posément en ignorant son assiette de pâtes au saumon, trop attentif à faire rutiler son art de conteur qui ne se lasse pas de se laisser conter, Lèguevaque joue autant du nuancier des paradoxes, à l’oral, qu’il use des moulinets de rhéteur, à l’écrit.
Heureux époux de la mère de ses fils, ce bretteur des mots affirme que «les buveurs constituent l’infatigable armée des militants du droit de s’en foutre. Au nom de quoi, ils tolèrent le mariage et ses immenses inconvénients». En tête à tête, il déverrouille des instants-clés. A de bons amis se désolant que «dis donc, Laurent, qu’est-ce qu’il boit sec ces temps-ci», sa compagne orthophoniste, refusant de le réduire à sa pathologie, répond : «Oui, il boit, mais il ne fait pas que ça.» Ou, alors qu’il est tôt le matin, qu’il se sert un whisky de fin de nuit, alors qu’une longue route les attend vers les Cévennes protestantes, elle se contente de constater, sans agressivité particulière : «Ah, ça veut donc dire que c’est moi qui conduit ?»
Lèguevaque est d’une bonne famille toulousaine. Le père est un chirurgien à l’ancienne, paillard et flambard, dégringolant sa bouteille avant de plonger dans la tripaille humaine et capable de lancer en pleine salle d’attente : «Comment vont les couilles de monsieur Michu ?» Lequel monsieur Michu se réjouissait à l’encan de cette sollicitude d’un :«Vous voyez comme il est gentil avec moi, le docteur ?» Sa mère est psychiatre. Elle a même dirigé des «cures de désintox». Pourtant, se réjouit celui qui faisait divan avec son psy au resto, le vendredi, pour une pochetronnerie : «Elle s’est toujours refusée à psychiatriser ses enfants. Même si nos névroses l’intéressent.» Assez nostalgique du temps où le «même pas mal» l’emportait sur le «allô maman bobo», ce s’en-fout-la-mort se souvient de l’époque «où on n’allait consulter que si on souffrait vraiment et où le médecin essayait de se débarrasser de vous, avant même de vous avoir ausculté».
Laurent a un frère obstétricien et une sœur ingénieur agronome. Années 80, il ne se voit pas carabin, il fait son droit. Le voilà magistrat à l’heure où les «petits juges» entrent en gloire dans l’imaginaire social, au risque que la vertu à la Saint-Just tombe en couperet. Lèguevaque a encore des rêves de pureté, il sera juge d’instruction, ou rien. Il se découvre appartenir à la race des chiens truffiers. Il aime suivre des pistes, recouper les informations, traîner dans les derniers endroits où l’on cause et où les écluses lâchent leurs flots, leurs flous, leurs fous. Honnête, il admet que la recherche de la vérité se double souvent d’un plaisir voyeuriste peu ragoûtant. Comme le Mitterrand finissant, il se complaît dans le dépouillement des écoutes téléphoniques. Et jubile secrètement à l’idée de lancer à une plaignante : «Alors, racontez-moi ce viol.»
Petit à petit, il commence à fatiguer de «la fréquentation de la misère humaine». Il finit par se défier de cette justice qui «protège les riches et s’acharne sur les pauvres». Et, atypisme de comportement aidant, il reste en marge d’un milieu qu’il décrit comme «docile envers les forts et sévère à l’égard des faibles». Enfournant dans la gibecière de sa mémoire créative les faits divers approchés, il démissionne juste avant de pouvoir faire valoir ses droits à une préretraite, passant de 4 500 euros garantis à une moyenne valseuse de 3 500, selon tirages d’édition et entrées de cinéma. De cette rupture, il écrit : «L’alcoolisme m’a permis de supporter l’exercice d’une infâme profession, celle de juge d’instruction ou bourreau des temps présents. Il m’a fourni le prétexte pour la quitter. Puis m’a autorisé à m’en moquer.» Beau parleur, joyeux causeur, il continuerait bien l’après-midi entière, à tenir le crachoir, à vider le cruchon. Mais, il faut y aller ! Une dernière recommandation pour la route d’un drôle de citoyen qui n’a plus voté depuis le référendum sur la Nouvelle-Calédonie ? «L’alcool est une aliénation qui peut t’en éviter bien d’autres.»
par Luc Le Vaillant, in Libération, 5 août 2010.
dimanche 31 octobre 2010
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