... MAIS ELLE PERDURE, LA FOLIE

photographie: mat jacob

samedi 29 avril 2023

La crise...

 Mais le temps est venu de vous rassurer. Vous n'avez plus à chercher le nom de l'environnement où vous éprouvez votre vulnérabilité. Grâce soit rendue à l'évolution pathétique du monde, ce qui vous accable est désormais identifiable. Vous pouvez enfin être intimidé par un mot, qui fait à présent exister quelque chose, une clameur à la fois inconsistante et omniprésente, universelle et ultra-localisée, qui fait autorité de Wall Street jusqu'en Papouasie. C'est un mot transculturel qui pénètre votre existence sans cesser de tournoyer dans l'espace métaphysique. Ce mot évoque un trou noir, une matière évanescente, mais, aussi, presque de la chair - presque votre chair: la crise. Si, face à cette commerciale virtuelle, vous aviez, comme moi, éperonné ce petit malaise insidieux, vous auriez pressenti qu'il y avait déjà, dans cette communication des plus ordinaires, tout ce qui définit aujourd'hui la crise financière universelle. Voilà où nous en sommes: vous pouvez bien évoquer une abstraction, la crise, assortie d'un schéma explicatif - "banques endettées - entreprises incapables d'investir - licenciements subséquents" - ce modèle hollywoodien ne vous permet pas d'appréhender votre sort par l'expérience immédiate, autrement dit: par les sens, par l'intellect et par les mots. Au niveau d'une grande entreprise, vous pouvez bien être victime d'une flexibilité professionnelle abusive ou de licenciements que la clameur mondiale réfère à la "crise économique", vous ne pourrez en aucun cas vérifier cette interprétation. Le modèle explicatif n'est pas adapté à votre angoissante existence. Mais il faut renverser les termes du problème et admettre que votre perception de la crise est conditionnée par ce surdimensionnement. Cet événement planétaire ne peut exister sans votre vulnérabilité, sans la mesure de ce que vous ne pouvez vivre, comprendre ou exprimer. Elle vous apparaît comme une entité métaphysique où, sans mot dire, vous investissez vos avatars intimidants, cette cohorte de précaire en tout genre: travailleurs, chômeurs, pressurés, harcelés, SDF, réfugiés, clandestins, malades, suicidés, etc. Cette épreuve ésotérique de votre vulnérabilité est disséminée dans tout ce qui nourrit la rhétorique de l'urgence: dans les articles des journaux économiques, dans les pages des quotidiens locaux, dans le moindre fait divers - puisque le désespoir mondialisé s'incorpore aussi dans les délits, les crimes et les suicides. Mais ce traitement hollywoodien des informations relatives à la crise n'est rien sans une disposition autodestructrice incorporée dans l'existence humaine à l'échelle 1: la conversation ordinaire. 


Extrait de La crise commence où finit le langage, Eric Chauvier, pp36/39, Allia, 2009.

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