... MAIS ELLE PERDURE, LA FOLIE

photographie: mat jacob

samedi 19 février 2022

Histoire de l'oeil/La part du feu

 Il faut en finir. 
 Frapper en plein visage, en plein centre de l'âme, au coeur de l'oeil - du seul qui compte (mon oeil droit, de naissance, est un miroir sans tain.) Frapper au plus visible: en plein noir de la pupille dilatée. Et pour ne pas rater son coup, devant la glace grossissante... 
 C'est presque fait déjà. En somme, il ne reste plus que le bout crispé du doigt, la gueule ronde prête à hurler quand bondira la balle - et le but, la proie, la peur, le cercle d'ombre s'élargissant... 
 Pour la première fois, les belles petites images convexes, les enluminures de l'oeil, les miniatures innocentes du monde, les faibles représentants de l'espace, les reflets, ont cessé d'être. Ce que je vois là-dedans: cet abominable trou qui saigne, vient du temps, de moi, de l'intérieur. 
 Une main retombe, molle. 
 L'intensité, la honte, pouvaient suffire: s'il n'est pas mort, il n'en vaut guère mieux. L'oeil droit dédaigné, rageur, jette son encre sympathique - et l'oeil gauche renonçant à soi-même, à la pourpre, aux prodiges, n'ose enfin se regarder. 
(p.424) 

 Sitôt connus, tour à tour bêtes féroces, ils se déclarent contre mon trésor le plus précieux. Contre l'unique innombrable. Contre mon indéfinissable raison d'être. Je leur fais pourtant la partie belle. Mais leur soif de proie ne peut être apaisée; mais leur faim de ma chair est insatiable. Ils n'y mettent pas la moindre méchanceté. C'est seulement trop fort pour moi. 

 Je les sens vite venir. Un geste, un mot, un rien - la plupart du temps indirect - me les décèle. Ils se gorgent de mes larmes. Ils ne me laissent pas même de quoi souffrir. Je n'ai le coeur de pleurer qu'après les avoir fuis. 

 Chers Inconnus, gardez bien vos distances: Je n'ai que vous au monde. 
 "Et moi ? Moi?..." crie quelqu'un: moi-même. 
 Mon beau devenir, ce renfort inespéré m'arrive. Présent déjà passé, toi qui m'échappes, encore un instant de répit... 
 Pourvu qu'il ne soit pas trop tard. 
(p.432) 

 Extraits de Ecrits,  Claude Cahun, Jean-Michel Place éditeur

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