... MAIS ELLE PERDURE, LA FOLIE

photographie: mat jacob

lundi 7 avril 2014

, ou presque...

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  La porte de mon appartement s'ouvre sur du hors champ. Elle donne dehors, sur le reste. Je coupe là où je peux, et je ne garde que les endroits, les moments sur lesquels mon regard choisit d'y construire une forme. J'en fais des bouts de territoires sur lesquels je m'efforce de régner, et ce que je ramène chaque soir, en fermant bien la porte derrière moi. Parfois, les restes essaient de pénétrer quand même, alors je me relève, je fais des petits tas que je balaie et que j'envoie sur le pallier.
  Quand tout est propre chez moi, je tourne en rond, je me concentre, et je rapièce les territoires entre eux. Je les couds ensemble. Ca fait du sens, que je décris sur mon carnet. Je le referme, en attendant une suite que je cherche dehors.
  Je suis quelqu'un au hasard, j'entre dans sa vie, même un instant, pour respirer autre chose que ma brume matinale. Lorsque les autres m'apparaissent pour de vrai, ils effacent la buée sur mes yeux, et ça fait le bruit du côté de la main qui grince pour enlever l'eau sur un miroir. Alors, je me vois. Je m'aperçois dans cette trace, au milieu des vapeurs d'eau.
  Il y a bien des signes qui rassurent, et assurent que l'extérieur est bien réel. L'heure qui tourne, un visage croisé plusieurs fois dans un même quartier, mon immeuble et le code de la porte, quand tout est fermé. Les autres, ils sont toujours un peu plus fiables. Ils disent des choses avec une telle intonation parfois, qu'on ne peut pas ne pas les croire. Mais quand ils m'abandonnent, quand il ne reste plus que moi sur la chaise au milieu de la pièce principale de mon appartement, alors il faut se débrouiller toute seule. Il faut recomposer ce que l'on a appris, ce dont on se souvient, les mots qui vous sont parvenus, faire avec la température de l'endroit, l'heure qu'il est, et la vie qui passe quelque part, elle doit bien passer quelque part... 


Alice Kahn, Pauline Klein, Allia, pp. 78/79

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