... MAIS ELLE PERDURE, LA FOLIE

photographie: mat jacob

jeudi 31 octobre 2013

citoyens-panélistes, neurones sur pied...

  Pour achever complètement la métamorphose de l'Homme ordinaire en "homme moyen", il ne faut pas se contenter de jongler avec quelques unités discrètes déjà domestiquées par la statistique; il faut aussi savoir habiller leur férocité rationnelle dans de subtiles draperies du "différentiel" et de l'"optimal". C'est ainsi que peut s'expliquer l'engouement des économistes pour les rudiments du calcul des variations, leur soif de minimax et de chasse aux équilibres. Le "calcul à la marge" donne de la fluidité au brutal échange de X contre Y: c'est en considérant le rapport des différentielles d'X et d'Y que pourra être débusqué ce point précieux où le consommateur devient indifférent, aussi bien au "sacrifice" d'une première poire qu'a celui d'une dernière pomme. Pauvre calcul différentiel, qui a réussi déjà depuis plus de trois siècles à maîtriser l'infini et qui est désormais commis aux tâches médiocres des politologues-économistes : tenir la comptabilité des microconfrontations, repérer les points d'équilibre, amollir et fabriquer de l'apathie !
   Les points d'équilibre sont une sinécure pour le Robinson consommateur: il peut y savourer toute la liberté du choix, sans subir les évidentes pressions du "trop" ou du "pas assez". Qui ne saurait envier à l'"homme moyen" - "que nous sommes vous et moi" dirait l'empiriste mercantile - ce statut d'âne de Buridan euphorique dont la seule contrainte est de choisir le choix ? Qui n'aimerait pas, ne fût-ce que pour quelques secondes, jouer à choisir, goûter à ces frissons de la mise en balance, aux délices de ces dispositifs qui vous hissent et vous font flotter hors des rapports de force et des affrontements ? Qui ne serait friand de ces flottements hors de la gravité ? Complètement livré à la magie de l'équilibre, l'Homme ordinaire se laisse ensorceler et glisse doucement dans l'univers de l'"homme moyen", de tous ces petits poseurs blasés affamés d'optimisations, effarouchés par tout ce qui pèse et tout ce qui décide, scandalisés par la violence de tout ce qui tranche et fait face, bref, de tout ce qui a l'audace de se déterminer hors du stationnaire.

   Vivre et penser commes des porcs, Gilles Châtelet , Folio Actuel, pp 67/69

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