mercredi 11 novembre 2020

La nuit qui vient

  Dans son petit atelier froid, le peintre ce soir a couché sa toile à terre et sur l'envers, de façon à ce que, marchant sur la toile retournée et l'écrasant doucement, se passent, dans cette part noire d'entre terre et toile, des choses inconnues, traces, chocs, frottements, et que le peintre alors connaisse la jouissance des dieux, de déclencher un monde, et l'autre jouissance des dieux, de n'en plus rien savoir.


 Finalement nuit, avoir poussé le corps ici, vers les berges, pas celles aménagées, celle plus loin, une fois le pont, celles des réchauds et toiles de tentes, celles là où ça ronfle et où moustiques et radios grésillent, celles là où les enfants courent, tombent, pleurent, crient et rient, celles là où les femmes pissent agenouillées de fatigue, leur sexe tire, le temps avant la pisse est de plus en plus long, les femmes pissent assises, sans plus l'écart, l'à peine rebond entre cuisses et sol qui permettrait de croire que corps et pisse sont séparés, comme la laisse met un écart entre le chien et la main, la bête et l'homme, les femmes s'assoient sous le ciel et la pisse ne vient pas, c'est seulement la nuit qui vient. 


 Milène Tournier, L'autre jour, p.83, Lurlure

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