dimanche 31 mars 2019

Trois coups...

8

 Nous buvions comme des trous. Soudain une grosse fille très instruite et végétarienne se mit en branle :
 - Tout ça, c'est très joli, dit-elle en renversant du coude son pernod désalcoolisé (restaient le furfurol et les éthers supérieurs), c'est très joli, je ne doute nullement de vos expériences et les noms des éminents physiciens que vous citez m'inspirent confiance. Mais tout cela pour une mandoline cassée, c'est excessif. D'ailleurs vous avez fait semblant de faire ce dégât avec des paroles et non pas avec des sons musicaux déterminés. Les sons de la voix humaine n'ont pas la précision mathématique de ce que l'on peut tirer du monocorde...
- Pffssch... siffla Totochabo. Son sifflement nous fit comme le chatouillement d'une plume sous les narines. J'éternuai. Quinze paires d'yeux me regardèrent sévèrement. Le temps que je me dise: " c'est ça qu'on appelle des yeux en boules de loto, bien que le loto soit désormais un jeu archaïque comme le bésigue, l'oie, la migraine, le suivez-moi-jeune-homme, le nez de Cléopâtre... ", le temps que je laisse dégouliner mes guirlandes de mots familiers, tout le monde avait eu le temps de boire trois coups pour dissiper le malaise. Pour moi, c'est le gosier sec que je dus souffrir les explications qui suivirent.

in La Grande Beuverie, pp 25/26, L'Imaginaire/Gallimard, René Daumal 

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