samedi 23 décembre 2017

L'éclair & la déchirure

 La lumière naquit dans un café du mois de février. L'éclair et la déchirure. La première fois qu'elle m'a parlé, il y a eu un recul des bruits. J'étais le promeneur étourdi qui ne peut plus s'arracher du piège de la chasse gardée. J'étais prise. Pendant que je lui donnais mes papiers, un nuage se lovait en moi. Je tendais mon visage. J'étais envahie plus vite. A mon insu, une chose grave avait été créée pour moi. Le flot de lumière se répandait. Je le recevais comme le reçoit un vitrail. Je m'appuyais contre le dossier de la banquette mais je ne capitulais pas. Elle a quitté le café. J'étais abasourdie par un bruissement intérieur. Je me souviens encore de la fatalité de la porte qui s'était refermée toute seule. Les bruits étaient revenus. Je ruminais l'événement, je semblais rêver à côté des autres. Après la détonation, les fumées qui montent sont lentes. J'étais lente, docile, chargée. J'avais un superbe isolement, une suffisance gratuite. Elle avait prononcé deux mots puis elle avait disparu. Je commençais un devoir qui ne m'avait pas été dicté. Je m'élargissais pour contenir cette nouveauté. Il fallait être sobre. Je ne remuais pas. Ils parlaient, ils riaient, ils payaient, ils consommaient. Ils bouchaient les fuites de leur journée. Leur bavardage avait pour eux un pouvoir d'oxygène. Leur conversation camouflait leur existence. Ils auraient gesticulé dans le vide de leur journée si je les avais bâillonnés une minute avec ma main. Ils seraient devenus des mannequins enragés. L'événement et moi, nous nous élevions au-dessus d'eux ainsi qu'un mont Saint-Michel. Elle venait de partir. Le contrecoup était encore une merveille. J'ai revu mon paquet de cigarettes ouvert sur la table. Personne n'entrait, personne ne sortait. La porte du café s'est imposée. Le mal était de ce côté-là. Je ne parvenais pas à regarder le plafond qui est une plage prête à nous calmer. Elle était partie. Les temps avaient changé. Entre cette porte et moi, il y a eu combat de coqs. J'ai louvoyé mais le combat s'est resserré. J'ai cédé. J'ai su que ce qui m'arrivait était un commencement. Je me suis jetée contre la vitre de cette porte. J'entendais la pluie des éclats de verre. C'était le brisement opulent. Je ne me soulageais pas avec cette pensée vengeresse. Cette porte fermée était étonnante. J'ai eu mal dans le côté. Ma plèvre était plus faible que ma tête. La porte a cédé au couple qui entrait. Deux hommes ont ramassé leur monnaie, levé le col de leur canadienne, enfoncé leur feutre vert et marché sur des fougères avec leurs semelles crêpe. Ils emportaient de la réalité. La porte était tenace. Dans le brouhaha et dans la tabagie, une jeune fille l'a entrouverte. On entendait les voix des vendeurs de journaux. Elle cherchait des yeux et ne les trouvait pas. Au bout des cris des vendeurs de journaux, il y avait la longueur de la ville glacée. Les bouclettes de sa jaquette d'agneau suggéraient des gentillesses. Cette jeune fille était partie. Elle attaquait la rue froide. J'ai reçu les premiers souvenirs avec une fraîcheur de prosélyte: son manteau de loutre noire, son peigne ouvragé et argenté, un ongle rouge écaillé, sa voix mouillée. Je voyais trop ses yeux bleus. Les jeux étaient faits. Les tziganes se sont lancés.

L'affamée Folio/Gallimard pp236/238 Violette Leduc

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire