Extrait de La Femme Gelée (1981), Annie Ernaux, in Ecrire la vie (Quarto/Gallimard) pp. 407/408
mardi 16 mai 2017
Cette nuit-là.
Comment en parler de cette nuit-là. Horreur, non, mais à d'autres le lyrisme, la poésie des entrailles déchirées. J'avais mal, cette conne de sage-femme, j'étais une bête recroquevillée, soufflante, qui préférait l'obscurité à la moindre veilleuse, pas la peine de voir l'apitoiement de ses yeux, il ne peut rien pour moi; Traversée des mêmes images pendant six heures, ni riche ni variée l'expérience de la souffrance. Je suis sur une mer démontée, je compte les secondes d'intervalle entre les vagues de douleur qui cherchent à m'engloutir, sur lesquelles il faut caracoler à toute biture en haletant. Deux chevaux m'écartèlent interminablement les hanches. Une porte qui refuse de s'ouvrir. Une seule idée claire, et fixe, les reines accouchaient assises et elles avaient raison, je rêve d'une grande chaise percée, je suis sûre que ça partirait tout seul. Ça, la douleur naturellement, depuis le milieu de la nuit, l'enfant a disparu dans les vagues. Il n'y a pas eu de grande chaise mais la table dure, les projecteurs braqués, les ordres venus de l'autre côté de mon ventre. le pire, mon corps public, comme les reines cette fois. l'eau, le sang, les selles, le sexe dilaté devant tous. Voyons ça n'a pas d'importance à ce moment-là, ça ne compte pas, juste un passage innocent pour l'enfant. Même. Il fallait bien qu'il voie cette débâcle, qu'il en prenne plein les mirettes de ma souffrance. Qu'il sache, qu'il "participe", affublé d'une blouse blanche et d'une toque comme un toubib. Mais être cette liquéfaction, cette chose tordue devant lui, oubliera-t-il cette image. Et à quoi me sert-il finalement. Comme les autres, il répète "pousse, respire, ne perds pas les pédales" et il s'affole quand je cesse de me conduire en mater dolorosa stoïque, que je mets à hurler. "Vous gâchez tout madame !" et lui, " tais-toi, reprends-toi !". Alors j'ai serré les dents. Pas pour leur faire plaisir, seulement en finir. J'ai poussé comme pour jeter un ballon de football dans les nuages. J'ai été vidée d'un seul coup de toute la douleur, le toubib me grondait, vous vous êtes déchirée, c'est un garçon. L'éclair d'un petit lapin décarpillé, un cri. Souvent après, je me suis repassé le film, j'ai cherché le sens de ce moment. Je souffrais, j'étais seule et brutalement ce petit lapin, le cri, tellement inimaginable une minute avant. Il n'y a toujours pas de sens, simplement il n'y avait personne, puis quelqu'un. Je l'ai retrouvé dans la chambre de la clinique une demi-heure après, tout habillé, sa tête couverte de cheveux noirs bien au milieu de l'oreiller, bordé jusqu'aux épaules, étrangement civilisé, j'avais dû imaginer qu'on me le remettrait nu dans des langes comme un petit Jésus.
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