lundi 11 juillet 2016

Artaud Burlesque Peyotl...

  (...)
  Plusieurs indiens tenaient leur main à la hauteur de leur ventre et heurtaient la terre de leur poing gauche en roulant vers moi des yeux furibonds.
  Il y eut pire, et ça ne se passait pas chez les Indiens de la montagne, bien que ça se passât ailleurs, indubitablement en même temps.
  - Mais enfin, qu'est-ce qu'il y a et qu'est-ce que vous me voulez , leur hurlai-je un après-midi, et qu'est-ce que c'est que ces simagrées ?
  Ils me regardèrent en éclatant de rire, tout pleins de pitié pour ma naïveté.
  - Monsieur, laissez-les, il ne faut pas les troubler, ils envoûtent, me dit mon guide terrifié.
  - Comment, ils envoûtent ? Ils lancent sur moi des ondes affreuses et il faudrait leur laisser la paix ?
  Et en effet autour d'eux s'élevait une espèce de poussière rouge ocrée, par endroit noire.
  - Ils vous envoûtent; ils disent que vous y voyez trop clair, que ce monde est faux, que les choses ne sont pas ce qu'elles apparaissent, que vous le savez, que vous êtes seul à vouloir le dire; que tout ce qu'on voit n'est qu'une façade, que la conscience déborde sur la conscience, que ce que les gens font ouvertement n'est rien à côté de ce qu'ils font en se cachant, etc., etc.
  Je crus d'abord que c'était la terre qu'ils soulevaient de leurs poings, puis je m'aperçus que cette poussière se formait en réalité un peu au-dessus d'eux, après une zone de vide qui ceinturait étroitement leurs corps.
  Cette poussière était au-dessus de leurs corps comme la flamme d'un alcali volatil.
  Quand ils n'étaient que deux ou trois à psalmodier et à se débattre, la flamme s'éteignait rapidement, mais pour peu que leur nombre augmentât, la flamme prenait des allures de tornade, et revêtit un certain jour l'importance d'une poche de pot au noir.
  - Mais enfin, que font-ils exactement, demandai-je à mon guide, en grattant la terre de leur poing gauche tandis qu'ils tiennent leur main droite à hauteur de leur nombril ?
  - C'est que ce n'est pas leur nombril, me dit alors mon guide troublé.
  Je regardai mieux et m'aperçus enfin que mes Indiens se masturbaient purement et simplement en me fusillant de regards, qui me paraissaient comiques, mais qui, pour eux, sans doute, voulaient être assassins.
  - Ah les saligauds,ils m'envoûtent en se masturbant et ils lancent sur moi des tornades de miasmes sortis de leurs sexes de pourceaux. Eh bien, nous allons voir ça.
  Ils étaient sur le versant de la montagne opposé à celui sur lequel je me trouvais. Un torrent nous séparait. S'ils avaient été près de moi je leur aurais sans hésitation tranché la gorge.
  Mais ma rage sans nom me prit, autant de l'ignominie de la manoeuvre que de l'impossibilité où je me trouvai de les égorger.
  Et tout à coup la mémoire me revint et je compris toute mon existence.
  J'étais sur le point de demander à mon guide: " Mais enfin, qu'ont-ils contre moi ?" lorsque je m'aperçus que je le savais moi-même, et que ce qu'ils avaient contre moi était d'être Artaud crucifié à Jérusalem et qu'ils voyaient comme ressuscité - et qu'il fallait à tout prix et par tous les moyens l'empêcher de retrouver et la mémoire et son antique personnalité.
  Et pour cela il ne fallait à aucun prix que je pusse prendre du peyotl et me faire délaver l'esprit par le rite de la râpe noire, ce pourquoi toute la montagne se dressait contre moi.
  Le but était mon asphyxie, ma mort et je dois dire que par moment ils furent bien près d'y arriver.
  Comment je pus renverser la barrière,
  en faisant, comme eux, et moi aussi de la magie, mais pas de la même façon qu'eux.
  - Et moi aussi, je suis peintre, me dis-je, en les voyant sortir de leurs corps ces forces de miasmes sombres, qui se rassemblaient à cinquante centimètres au-dessus de leur colonne vertébrale; devant leurs rotules, leur ventre, leurs pommettes et leurs poumons.
  Mais derrière ces envoûtements il y en avait d'autres et j'en voyait à perte de vue au-dessus de leurs têtes, comme sis l'espace en s'abolissant avait dissous la ligne d'horizon et montré la terre comme une planisphère libérée des quatre points cardinaux.
  Et au-dessus d'eux c'était plus grave, infiniment plus grave que chez eux.
  C'est que les indiens, même mauvais, se sont toujours retenus de sombrer dans la bestialité intégrale, comme le reste de l'humanité.
  La dernière pudeur devant le mal complet: l'abjecte pulation du christ érotique rouge, mangeant en testicules son propre cervelet sexualisé, ce sont le rouges qui l'ont conservé. C'est ainsi que je n'ai pas vu au Mexique les innénarrables scènes de sodomisation à la chaîne qui ont lieu journellement dans des partouzes, à Paris comme au fond de l'Asie. - Les envoûtements pour agir ont besoin de la masse. - Et quinze personnes empilées l'une sur l'autre ont beaucoup de force pour faire venir le mauvais esprit qu'une seul au fond de son lit. - D'ailleurs il n'y a pas de mauvais esprit, il y a quinze personnes déshabillées dans des attitudes macaronesques où le vrai théâtre aurait de hautes notions techniques à prendre s'il ne redoutait pas tant de fricoter !
  Le but est de se transférer par succion le corps d'un autre.
  (...)

extrait de Les Tarahumaras (L'Arbalète) pp 129/132 Antonin Artaud




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