mercredi 15 avril 2015

Comme un fauve...


   Des années perdues en accusations vicieuses, insultes acerbes, monologues aveugles, suivis d'un silence infernal. L'air vicié comme un noeud coulant se balançant au vent, obscène. Un flux de sang noie la raison. La dislocation suit. Un creux se forme. Le tourbillon avale tout. Impossible de me raisonner dans de telles conditions.
   Tant de fois, un homme après l'autre, je me suis engagée dans des conversations sans fin, tissant autour d'eux, avec art, ma toile. Cela est sans doute dû en partie à mon obstination à m'impliquer. Peu d'hommes sont prêts à en entendre autant. Et moi, j'admets TOUT. Sauf que j'ai tort. Sauf que je suis coupable. Je suis sûre de m'être plantée sur plein de trucs, dans toutes sortes de circonstances, mais je ne l'avouerai jamais. Je n'ai aucun souvenir de m'être SENTIE coupable. JAMAIS. Mais je suis certaine de l'être. Pour à peu près tout.
   Je ne suis jamais sortie défaite d'une seule dispute. Même si cela s'est produit, je ne l'admettrai jamais.
   On m'a traitée de tous les noms: folle, "sociopathe", tarée, cinglée, aliénée, démente, sans coeur, connasse, salope, traînée, pute, parano, maniaque, schizophrène... une extra-terrestre, un robot froid, manipulateur, calculateur, maléfique. Tout cela de la bouche de ceux qui m'aimaient, prétedaient ou se figurer m'aimer, alors qu'ils ne m'ont jamais vraiment connue. Ne m'ont jamais connue MOI. Ils n'avaient de moi que ce que leur laissais: pas grand-chose.
   J'étais très ouverte, affectueuse, attentive, dévouée, et généreuse... lorsque je n'étais pas une salope aliénée, schizophrène, sans coeur, d'une incroyable aptitude lunatique: je changeais sauvagement d'humeur, n'importe quand, dans n'importe quelle situation.
   J'étais tellement douée pour cloisonner chaque aspect de ma vie qu'il m'arrivait de perdre des morceaux entiers de moi-même. D'immenses pans de ma mémoire disparaissaient, des bribes, des années entières s'évaporaient. Comme si rien n'avait existé avant le moment présent, aussi loin que je puisse m'en souvenir. Comme si la mort et la vie étaient suspendues entre les quatre murs qui m'entouraient. Le temps s'évanouissait, et chaque journée des trente dernières années s'effaçait. j'arrivais à me rappeler un reflux de l'histoire, mais pas la mienne.
   Mes humeurs pouvaient changer violemment entre chaque respiration, durant un moment, ou pour des années. Parfois, chaque mot dans mes phrases chantait une chanson nouvelle, pleine de mélodies dissonantes et d'harmonies fracturées. Un seul mot suffisait à déclencher une réaction en chaîne dans mon lobe cérébral droit, projetant mon adversaire, partenaire, amant ou baiseur dans une conversation où un autre moi-même prenait le relais.
   Souvent, dans la fraction de seconde où mon humeur changeait, je perdais tout intérêt pour ma victime, pourtant responsable de ce changement de personnalité. Naturellement, je recherchais des hommes eux aussi victimes de surcharges d'adrénaline, de fluctuations maniaques, de déséquilibres chimiques, de sauvages changements d'humeur. Ce jeu devenait une danse entre deux guerriers luttant contre leurs propres ombres, chacun essayant désespérément de survivre, non seulement pour lui-même, malgré ses fractures multiples, mais pour dominer et vaincre un adversaire mortel, qui recrache les mêmes venimeuses pensées, fruits d'un esprit perturbé.
   Un vampirisme inflexible dont je me targuais, même confrontée aux restes encore chauds de ma dernière victime.


extrait de Paradoxia, journal d'une prédatrice , Lydia Lunch ,Le Serpent à Plumes, pp 215/217, traduction Charles Wolfe

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