mardi 3 février 2015

Jalousie

  Si je n'écris pas ton nom, j'ai peur que tu sois là toujours au creux de moi, cicatrice suppurante de la fêlure initiale, l'endroit où ça a craqué après des années d'érosion, des années de résistance.
  Sortie de l'ombre de l'adolescence à tâtons, je devenais femme pas à pas et je me voulais grande, je me faisais belle, invincible, la plus brillante, la plus bruyante, celle à qui on voudrait dire arrête un peu ton cinéma. Patiemment j'écopais, ou je comblais un gouffre. Je me renforçais. J'avais presque oublié tout ce qu'on m'avait enseigné sur le sexe faible, presque oublié que je suis de cette race-là, de la lignées des damnées, des impures et des maudites, des impuissantes et des soumises. Je m'étais faite irréductible. J'étais amoureuse, fière et heureuse. Je me sentais presque solide sur mes fondations.

  Et puis est arrivée dans ma vie, belle et solaire, pour marcher dessus, juste à cet endroit, pile là où la surface était la plus fine, la plus fragile, à peine plus solide qu'une pellicule d'argile séchée au soleil, cataplasme de fortune sur le symptôme de la blessure originelle, là d'où je suis sortie du ventre de ma mère, là où il est entré sans capote et sans permission, ce garçon qui restera sans nom dans mon histoire parce qu'il n'en mérite pas, parce qu'il y en a tellement des comme lui. Grande foule anonyme de mâts levés pour pourfendre, ils sont exactement l'inverse des minorités silencieuses parce que passées sous silence: ils n'ont pas besoin de nom pour exister, pour être visibles, en plein, là, dans ta face, pendant que s'active en bas le mât fourrageur, dans la plaie, la fente d'où sortent l'humanité et tous ses maux.

  J'ai vu ce film avec cette fille qui a les dents dans le vagin. CLAC ! d'un seul coup elle te démembrait le vit pourfendeur, CLAC ! sans préavis, CLAC ! le sang giclait. Pas celui de la fille.
  Moi j'ai trouvé ce film très sensé. Je regardais le visage concentré de l'actrice, sereine, décidée, sûre d'elle, qui part sac au dos sur les routes en auto-stop, seule. Elle n'a pas peur. Elle se sait protégée là où  on est le plus fragiles.
  Mais il n'y a pas que les bites qui font du mal. Tu m'a blessée comme on m'a rarement atteinte, me prouvant qu'on est vulnérables par en bas aussi à cause de nos amies, nos soeurs, nos mères, nos filles. On est si facilement heutées, brisées, par les membres de notre propre camp, notre grande sororité, celles qu'on croit être nos alliées par principe. Le sexe faible, que s'affaiblit encore de se haïr entre elles.

  Je t'ai haïe durant un an.
  Un an de cauchemars. J'en ai fait deux récemment. Tu étais dans les deux. Et dans tous les précédents. Il n'y a rien à faire, je n'ai pas confiance en toi. Toujours pas.

  Peut-être... le jour où j'aurai guéri de ça, d'être une femme, je pourrai te pardonner d'avoir baisé celui que j'aime.
  Ma soeur.


in Insurrections ! en territoire sexuel , Wendy Delorme , Au diable vauvert , pp 91/94





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