jeudi 25 septembre 2014

de braise...

La lampe à pétrole, dans ma main, fit avec moi un bond, et la secousse fit tomber l'abat-jour laiteux. L'armoire m'asséna un coup que je ne pus que de justesse parer du poing, mais ses battants continuèrent à s'acharner sur moi. Ma femme vacilla derrière la grille de son tablier, tenant une table entre ses mains ! Les vitres tintèrent et bronchèrent en ruant dans leur cadre; une tasse s'élança dans l'air et retomba entre mes pieds écartés; l'air jumpait (heureusement que toutes les fenêtres, estivales, étaient ouvertes !); je fus précipité à travers des portes, tête baissée, dansai désordonné sur l'escalier qui titubait, et m'affalai au milieu des gens sur le pas de la porte.
" Ils attaquent l'Eibia !!" le vieux Evers hurla et tremblait comme un manteau noir, j'attrapai Käthe saisie au hasard et nous galopions déjà, premier secours techniques, derrière le vent dans cette direction sombre, nos semelles claquaient, on enjambait les barrières; deux corneilles grasseyaient à nos côtés; l'une des deux se tournant vers moi me lança un hargneux: Crass !! Crass !!
De nouvelles secousses formidables, et les maisons là-bas faisaient entendre des rires déments, des éclats aigus de vitres et de verres. Le pot au noir applaudissait de ses poings tonnants, explosine et mille détonations lançaient leurs grappins vers l'horizon. (Aujourd'hui, les éclairs hameçonnaient de bas en haut; et chacun, jupitérien, é-tonnait grandement et frappait de stupeur le nuage où il disparaissait !)
La longue route tressauta. Un arbre nous désigna de son doigt énorme, tituba plus avant et referma derrière nous la prison de son branchage. On grimpa par-dessus la terre à carreaux rouges, à travers des ruines nourries de flammes, on mastiqua à pleines mâchoires un air gélatineux au goût de fumée, on repoussa de nos paumes nues des éblouissements assourdissants, et nos pieds palpaient le sol toujours plus avant, dans nos chaussures aux lacets emmêlés, toujours soudés l'un à l'autre. Des pointes de feu lacéraient nos fronts jusqu'à la défiguration; le tonnerre nous brassait peau et pores, enfonçant dans nos bouches des baîllons d'éboulis: et à nouveau des lames énormes nous trituraient menu.
Tous les arbres déguisés en torches (sur le Sandberg): tout un front de maisons trébucha et faillit basculer sur nous, une écume de soie rose au coin de la gueule béante, aux yeux des fenêtres, des flammes vacillantes. Des boulets d'acier hauts comme des maisons déployaient, noirâtres, leur grondement autour de nous, meurtrier déjà leur seul écho ! Je me projetai contre Käthe, l'enveloppai de mes bras obstinés, et arrachai de là ma grande costaude: la moitié de la nuit se déchira, alors nous tombâmes, morts, au sol, sous l'effet du tonnerre (malgré tout, opiniâtres, on regrimpa hors de là, désemparés, cherchant notre souffle dans tous les volcans).
Deux rails s'étaient détachés et partaient à la pêche, en pince de crabe; leur tenaille se retourna, passa, formant un arc qui sonnait harmonieusement au-dessus de nos deux têtes (et nous courûmes et nous aplatîmes sous le lent fouet d'acier). En dessous, quelque chose frappa, avec un défi rageur, contre nos os: la gueule d'un tuyau s'ouvrit, déversant tranquillement ses acides.
Toutes les filles ont des bas rouges; elles ont toutes du vermillon dans leurs seaux: un long silo de poudre se scalpa lui-même, laissant déborder son cerveau efflorescent:par en dessous, il se fit hara-kiri, balançant plusieurs fois son corps monumental au-dessus de la boutonnière sanglante, avant, d'un jet, de se séparer de sont tronc. Des mains blanches s'activaient, s'affairaient partout à la fois; certaines avaient dix doigts sans phalanges, un seul était fait de nodosités rouges (et au-dessous de nous la grande danse des socques de bois marquait la cadence !). Les HJ grouillaient comme des loups-garous paramilitaires. Les pompiers, sans but, s'activaient. Des centaines de bras jaillissaient des cicatrices de l'herbe et distribuaient des tracts de pierre, et sur chacun s'inscrivait "Mort", grand comme une table.
(...)


in Scènes de la vie d'un faune, pp 146/148, Arno Schmidt , traduction Nicole Taubes, Tristram Editions.

Schmidt, encor ici ou


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire