Quelques mois plus tard j'ai acheté une reproduction bon marché d'un paysage de soir d'hiver, que j'appelai Pharmacie après y avoir ajouté deux petites touches, l'une rouge et l'autre jaune, sur l'horizon.
A New York, en 1915, j'achetai dans une quincaillerie une pelle à neige sur laquelle j'écrivis: "En prévision du bras cassé" (In Advance of th Broken Arm).
C'est vers cette époque que le mot "ready-made" me vint à l'esprit pour désigner cette forme de manifestation.
Il est un point que je veux établir très clairement, c'est que le choix de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût... en fait une anesthésie complète.
Une caractéristique importante: la courte phrase qu'à l'occasion j'inscrivais sur le ready-made.
Cette phrase, au lieu de décrire l'objet comme l'aurait fait un titre, était destinée à emporter l'esprit du spectateur vers d'autres régions plus verbales. Quelquefois j'ajoutais un détail graphique de présentation: j'appelais cela pour satisfaire mon penchant pour les allitérations, "ready-made aidé" (ready-made aided).
Une autre fois, voulant souligner l'antinomie fondamentale qui existe entre l'art et les ready-mades, j'imaginai un "ready-made réciproque" (reciprocal ready-made): se servir d'un Rembrandt comme table à repasser !
Très tôt, je me rendis compte du danger qu'il pouvait y avoir à resservir sans discrimination cette forme d'expression et je décidai de limiter la production des ready-mades à un petit nombre chaque années. Je m'avisai à cette époque que, pour le spectateur plus encore que pour l'artiste, l'art est une drogue à accoutumance et je voulais protéger mes ready-mades contre une contamination de ce genre.
Un autre aspect du ready-made est qu'il n'a rien d'unique... La réplique d'un ready-made transmet le même message; en fait presque tous les ready-mades existant aujourd'hui ne sont pas des originaux au sens reçu du terme.
Une dernière remarque pour conclure ce discours d'égomaniaque: comme les tubes de peinture utilisés par l'artiste sont des produits manufacturés et tout faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des ready-mades aidés et des travaux d'assemblage.
Marcel Duchamp, 1961
in Duchamp du signe, suivi de Notes, Flammarion, pp 182/183
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