mercredi 19 mars 2014

la tranquille évidence...


Millet, par Henric


  Lorsque vous doublez à moto un très gros véhicule et pour peu qu'il y ait du vent, survient l'instant précis où l'air s'empare de vous. Cet instant se situe alors que vous avez remonté jusqu'à la tête du camion, juste avant que vous ne recommenciez à vous rabattre. Un appel d'air se produit et votre torse subit un double mouvement de torsion. Une épaule est projetée en avant, l'autre en arrière, et le mouvement s'inverse tout aussi brusquement. Vous êtes un voile qui claque au vent. Quelques secondes auparavant, vous fendiez l'espace qui s'ouvrait devant vous. Tout à coup, cet espace se rabat et vous secoue, vous moleste. J'aime cette sensation et je sais l'identifier en d'autres circonstances bien différentes: se sentir au coeur d'un espace qui s'ouvre et se referme, s'étend et se rétracte. Et de même qu'un élastique qu'on étire puis qu'on lâche par inadvertance revient cingler la main qui le tient, de même est-on dans cet espace, par brèves séquences, alternativement un sujet qui saisit ce qui l'environne (ne serait-ce que du regard) et un objet saisi. Ainsi, et de façon inattendue, dans un sex-shop. Cela me plaisait d'y accompagner Eric. Tandis qu'il entretenait le vendeur de ses demandes toujours extrêmement précises parce qu'il se tenait au courant des dernières parutions, surtout dans le domaine des vidéo-cassettes, j'allais et venais dans le magasin. La première image venue, quelle qu'elle soit (une fille écartant de ses doigts manucurés sa vulve cramoisie, la tête légèrement relevée vue en perspective, le regard flottant au-dessus du corps avec la même expression que celle d'un malade qui cherche ses pieds au bout d'une civière; une autre assise sur les talons dans la pose traditionnelle de la pin-up et soutenant de ses paumes ouvertes le fardeau de nichons plus gros que que sa tête; le jeune homme en costume trois pièces qui empoigne sa bite en direction d'une femme d'âge mûr accroupie au bord de son bureau [elle est avocate ou chef d'entreprise]; et même des body-builders destinés à la clientèle homosexuelle, sanglés dans des cache-sexe qui paraissent proportionnellement minuscules), n'importe quelle image, graphique, photographique, cinématographique, réaliste ou caricaturale (un mannequin posant dans les pages de caleçons d'un catalogue de vente par correspondance; une éjaculation en grosses gouttes débordant dans les marges d'une bande dessinée), toute image, dis-je, fait que je ressens dès le premier coup d'oeil l'énervement caractéristique au fond de l'entrecuisse. Je feuilletais les revues à disposition, retournais, circonspecte, celles sous cellophane. N'est-il pas formidable qu'on puisse s'exciter librement, au vu et au su de tous les autres clients qui font de même, chacun se comportant néanmoins comme s'il furetait dans les tourniquets d'une Maison de la presse ? N'y a-t-il pas lieu d'admirer l'apparent détachement avec lequel on considère là des photographies ou des objets qui, chez soi, font perdre contenance. Je jouais à me transplanter dans un monde mythique où tous les magasins offraient le même genre de marchandises, parmi d'autres, et où, mine de rien, on se laissant gagner par une chaude sensation, absorbé dans la contemplation d'organes dont la quadrichromie restituait parfaitement l'humidité et qu'on exposait ensuite, sans vergogne, à la vue des voisins de compartiment. "Excusez-moi, puis-je vous emprunter votre journal , - Je vous en prie." Etc. La tranquille évidence qui règne dans un sex-shop s'étendait à la vie sociale dans son ensemble.




extrait de La Vie Sexuelle de Catherine M., Catherine Millet, pp 143/145, Points/Seuil

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