Jamais je ne dors: je vis et je rêve, ou plutôt, je rêve dans la vie comme dans le sommeil, qui est aussi la vie. Il n'y a pas d'interruption dans ma conscience: je sens ce qui m'entoure si je ne suis pas encore endormi, ou si je dors mal; et je commence à rêver aussitôt que je m'endors réellement. Ainsi suis-je un perpétuel déroulement d'images, cohérentes ou incohérentes, feignant toujours d'être extérieures, les unes interposées entre les gens et la lumière si je suis éveillé, les autres interposées entre les fantômes et cette sans-lumière que l'on aperçoit, si je suis endormi. Je ne sais véritablement pas comment distinguer une chose de l'autre, et je ne saurais affirmer que je ne dors pas quand je suis éveillé, ou que je ne m'éveille pas alors que même je dors.
La vie est une pelote que quelqu'un d'autre a entremêlée. Elle comporte un sens, si on la déroule et qu'on l'étire tout du long, ou si on l'enroule avec soin. Mais, telle qu'elle est, c'est un problème sans noeud propre, c'est un enchevêtrement dépourvu de centre.
J'éprouve tout cela, que j'écrirai plus tard (car j'imagine déjà des phrases à dire), alors qu'à travers la nuit du semi-dormir, je perçois, en même temps que les paysages de songes imprécis, le bruit de la pluie au-dehors, qui les rend plus imprécis encore. Ce sont des devinettes du vide, lueurs tremblantes d'abîme, et à travers elles filtre, inutile, la plainte extérieure de la pluie incessante, abondance minutieuse du paysage de l'oreille. Un espoir , Rien. Du ciel invisible descend à petit bruit la pluie-mélancolie, qui fuit sous le vent. Je continue à dormir.
in Le Livre de l'Intranquilité , volume I, p.150, de Bernardo Soares, aka Fernando Pessoa, traduction Françoise Laye, Christian Bourgois éditeur
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