samedi 22 septembre 2012

divine vénéneuse...





5 août 19...


Catacombes de San Gaudisio. Celles de Paris ne sont rien en comparaison, il faut venir à Naples pour voir une telle chose. Baroques, fantastiques, les catacombes de San Gaudisio s'étendent sur un immense parcours et l'on dit même que certaines galeries oubliées les relient à celles de San Gennaro. Les femmes viennent ici implorer les grâces des Ames du Purgatoire, comme elles nomment naïvement les forces infernales, et elles y pratiquent le culte des ossements. Les crânes, souvent polis à la cire, coiffés de perruques, disposés sur de petits autels privés par des fidèles qui leur sont d'ailleurs totalement étrangers, font l'objet d'un très actif négoce de la part des gardiens. L'atmosphère de ces catacombes païennes - car c'est bien ce qu'elles sont - est absolument irréelle. Les prières murmurées, les ombres des femmes que la lueur des cierges projette sur les parois de macabre rocaille, les squelettes et les momies habillées dans leurs niches, l'odeur des ossements et des offrandes forment un indescriptible environnement. D'emblée, je fus enthousiasmé.

Comme je m'engageais dans une galerie moins fréquentée, mon attention fut soudain sollicitée par le manège d'une des fidèles. C'était une petite femme grasse comme elles le sont toutes là-bas mais qui paraissait encore assez jeune. Un genou posé sur la chaise au dossier de laquelle elle s'accoudait, la croupe saillante, le cou tendu, elle approchait son visage jusqu'à toucher une tête de mort posée sur la cimaise. Le profil de la femme et celui du crâne se détachaient nettement sur la lueur rougeâtre d'une lampe, la bouche de l'une posée en ventouse sur le sourire de l'autre. La femme avait réussi à introduire dans la mâchoire sa langue que je voyais à contre-jour, lécher et frétiller entre les dents du mort, incurvée, pointée comme cette corne de corail, le vieux symbole phallique que les Napolitains portent contre le mauvais oeil.

Tantôt la femme ramenait cette langue que je devinais étonnamment dure et charnue, jusque sur les incisives du mort, la promenant tout le long de la denture extérieure comme une main caresse un clavier, tantôt la plongeant aussi loin qu'elle pouvait pour lécher l'intérieur des molaires et la voûte du palais.

Tout à son plaisir, elle ne m'avait pas entendu approcher. Je l'observai quelque temps mais elle remarqua soudain ma présence et se redressa en étouffant un cri. "Vous n'avez rien à craindre de moi" lui dis-je, "mais voudriez-vous recommencer ce que vous faisiez tout à l'heure ?" La femme me regardait d'un air méfiant. Elle devait avoir une trentaine d'années et appartenait visiblement à la classe moyenne, peut-être était-elle femme de petit commerçant ou de fonctionnaire subalterne. Je répétai ma demande et le reflet d'une idée qui sans doute lui parut brillante se répandit sur son visage: "Si l'on nous voit, je dirai que c'est vous qui m'avez forcée à le faire." J'avoue que je fus confondu de la ruse grossière avec laquelle elle avait retourné la situation. Mais déjà et sans rien ajouter, elle était revenue à son crâne, les yeux demi fermés, la langue tendue.

Ce que le spectacle et le lieu avaient d'insolite, joint à l'euphorie ressentie dès mon entrée dans les catacombes, me causèrent l'effet auquel un nécrophile peut s'attendre. Je désirai cette femme, bien qu'elle fût vivante. Je relevai sa robe noire et, écartant une culotte de coton, je découvris un large fessier poli et diaphane comme la cire des cierges environnants. Il était encore plus lisse au toucher qu'à la vue. Ayant glissé la main dans sa fente, j'en retirai mes doigts mouillés d'une liqueur opaline qui me déconcerta - les mortes ne sécrètent rien de tel - et qui m'eût peut-être rebuté si son odeur n'eût rappelé celle de la mer, image et soeur de la mort. Ainsi, la pensée que toute chair porte en soi le ferment de sa destruction, aviva l'envie que j'avais de cette femme mais le désir m'abandonna à l'instant même où je tentai un contact plus profond, tel un château de cartes qui s'effondre dès qu'on y touche. La femme se retourna vers moi, le visage distordu de colère: "Je vais dire que vous avez essayé de me faire violence." J'ignore pourquoi le dépit la portait à me menacer ainsi. En tout cas, je m'éloignai aussi vite que je le pus.

Dans mon appartement du Pausilippe, je me sentis soudain envahi d'amertume et de tristesse. Je voudrais vivre et je voudrais mourir mais je ne peux ni vivre ni mourir. Est-ce cela le Jardin des Olives ?

in le nécrophilegabrielle wittkop (régine deforges éditeur, 1972) pp 78-81 

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