mercredi 14 décembre 2011

une chose toute simple...


les ivrognes ont la réputation de voir double. l'homme possède deux yeux et par conséquent deux images du réel qui se superposent normalement l'une à l'autre ; lorsqu'il est ivre la superposition se fait mal, d'où le fait que deux bouteilles au lieu d'une dansent devant les yeux de l'ivrogne. mais cette duplication du réel est un phénomène purement somatique ; elle n'engage pas en profondeur la perception ivrogne du réel. tout au contraire : l'ivrogne perçoit simple, et c'est plutôt l'homme sobre qui, habituellement, perçoit double. l'ivrogne est, quant à lui, hébété par la présence sous ses yeux d'une chose singulière et unique qu'il montre de l'index tout en prenant l'entourage à témoin, et bientôt à partie si celui-ci se rebiffe : regardez là, il y a une fleur, c'est une fleur, mais puisque je vous dis que c'est une fleur... une chose toute simple, c'est-à-dire saisie comme singularité stupéfiante, comme émergence insolite dans le champ de l'existence. en quoi l'ivrognerie peut être invoquée comme une des voies d'accès possible à l'expérience ontologique, au sentiment de l'être ; car l'ivrogne voit qu'il y a la rose, et qu'elle est sans pourquoi, comme disait heidegger citant angelus silesius:
la rose est sans pourquoi, fleurit parce qu'elle fleurit
n'a souci d'elle-même, ne désire être vue.

le réel. traité de l'idiotie. clément rosset (minuit) pp 41/42

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